CHAPITRE PREMIER
Les vagues tumultueuses de la mer d’énergie, une substance vaporeuse et noire semblable à une brume opaque et persistante, léchaient les piliers élancés des gigantesques constructions.
Avant de s’engager sur l’une des cent quarante passerelles qui donnaient sur le bâtiment central des archives intemporelles, A-aar jeta un rapide coup d’œil sur les environs. Aucune silhouette ne déambulait sur les rues ou sur les escaliers majestueux qui reliaient les terrasses inondées de lumière.
Il ne se laissa pas abuser par cette apparente tranquillité. Cela faisait plus de dix ans (une estimation basée sur ses mécanismes biologiques d’emprunt, les lois de l’espace-temps ne régissant pas cette partie de l’univers) qu’il s’était introduit dans le réseau-Temps, et il savait que ces dômes et ces hauts murs dépourvus d’ouverture abritaient une activité intense, que les immenses salles de réunion bruissaient des murmures incessants des Chronodes, que les couloirs achroniques expédiaient sans relâche les Sézamons vers les innombrables portes des mondes matériels, que les ambassades des différents sous-peuples chargés de l’entretien de la mer et des fleuves du Temps – gardes, pêcheurs, chasseurs, sondeurs, nettoyeurs, fluviales… – se succédaient à un rythme soutenu dans les bureaux des administrateurs.
A-aar ne commettait plus l’erreur grossière de juger Olymbos, la capitale du réseau-Temps, selon les critères des cités humaines ordinaires. Ici, les rues et les jardins suspendus restaient le plus souvent déserts, et seuls le grondement sourd de la mer d’énergie, les sifflements du vent et les chants lointains des poissons-lyres troublaient le silence.
Contrairement aux humains ordinaires, qui éprouvaient le besoin maladif de semer le bruit et la fureur partout où ils s’installaient, les Olymbiens évoluaient dans un environnement qui rappelait à A-aar la paix glaciale de son monde d’origine. Le vent, de plus en plus violent, s’engouffra avec voracité dans les pans de sa cape. Il dut agripper fermement la rampe du garde-corps pour ne pas perdre l’équilibre.
Une centaine de mètres en contrebas, les vagues d’énergie se heurtaient, se creusaient, se chevauchaient, se transformaient en tourbillons aux bords indécis et furieux.
Après avoir franchi la passerelle, A-aar se dirigea vers l’entrée principale du bâtiment circulaire, qu’il n’avait jusqu’alors jamais vu de près et dont la perspective imposante, écrasante, le surprit. Il prit soudain conscience qu’il s’aventurait en territoire dangereux et eut un moment d’hésitation avant de poser le pied sur la première marche de l’escalier : cette violation du sanctuaire des archives intemporelles risquait d’anéantir des mois et des mois d’un travail patient et tenace. Il avait subi une invraisemblable quantité d’examens et de modifications physiologiques pour entrer dans le réseau-Temps et accéder au statut de Sézamon. Il avait déployé des trésors d’ingéniosité pour se tenir informé des futurs probables entre deux missions sur des planètes en voie d’évolution. Mais, maintenant que les événements se précipitaient, il lui fallait vérifier que son dispositif était parfaitement en place, que son gibier ne pourrait pas échapper à la nasse qu’il lui avait tendue.
Une voix éraillée retentit dans son dos.
— Que cherchez-vous dans le secteur, seigneur Sézamon ?
A-aar se retourna et observa l’individu qui avait surgi d’une passerelle intermédiaire et qui, solidement campé sur ses jambes, le fixait d’un air à la fois sévère et respectueux.
Comme à chaque fois qu’il se retrouvait face à un humain isolé, A-aar dut se contenir pour ne pas lui sauter à la gorge et lui sectionner la veine jugulaire. La pulsion meurtrière dura moins d’une seconde, mais l’éclat soudain de ses yeux fit instinctivement reculer son interlocuteur, un officier de la sécurité extérieure.
— Veuillez m’excuser, seigneur, mais les consignes sont formelles. Personne ne doit s’approcher des archives intemporelles… Cet ordre vaut pour les Sézamons, et croyez bien que…
— Comment savez-vous que je suis un Sézamon ? coupa A-aar avec un rictus qui se voulait conciliant et qui ne parvenait qu’à accentuer l’aspect inquiétant de son visage.
— Votre allure, répondit l’officier. L’allure de quelqu’un qui n’a pas l’habitude de marcher…
— Je rends hommage à votre perspicacité !
— Vous n’avez toujours pas répondu à ma question : que faites-vous dans les parages ?
— Je me suis perdu…
Une moue dubitative se dessina sur les lèvres de l’officier, dont la main vint instinctivement se poser sur la crosse de l’accélérateur temporel glissé dans la ceinture de son uniforme. Les mèches de sa longue chevelure noire, fouettées par le vent, lui cinglaient les joues et le front.
A-aar avait prévu cette intervention et savait déjà de quelle manière elle s’achèverait.
— Passe encore qu’un ressortissant d’un sous-peuple se perde dans les rues d’Olymbos, grommela l’officier, mais un Sézamon…
— Vous n’avez visiblement pas une haute opinion des vôtres ! insinua A-aar d’un ton sarcastique.
— Je serai bientôt élevé à la dignité de membre permanent du réseau ! riposta l’officier. Et je n’aurai plus rien à voir avec les sous-peuples…
— Vous resterez une créature des Chronodes, insista A-aar. Tout ce que vous aurez gagné, c’est une immortalité d’esclave !
Les petits yeux de l’officier s’injectèrent de haine. La lumière de Zos, l’astre diurne d’Olymbos, sculptait les reliefs de sa face anguleuse et tourmentée.
— Voilà un curieux discours dans la bouche d’un Sézamon ! Une attitude que vous devrez justifier devant le conseil des Chronodes… comme votre présence en ces lieux, d’ailleurs.
S’efforçant de maîtriser le tremblement de ses membres, il tira son accélérateur temporel de sa ceinture et le braqua sur A-aar. Les semelles de ses bottes crissèrent sur les dalles de pierre du parvis. Il avait ordinairement affaire à des nettoyeurs, des sondeurs, des chasseurs, des fluviales ou des marchands, des individus des sous-peuples – comme lui –, de pauvres bougres que la vue de son uniforme et de son accélérateur suffisait à terroriser, et il se retrouvait tout à coup dans l’obligation d’appréhender un Sézamon, un seigneur des couloirs achroniques. Il tremblait d’excitation et de peur. Excitation, parce que si ses soupçons se révélaient exacts – et il n’y avait aucune raison qu’il en fût autrement, un Sézamon qui rôdait près du bâtiment des archives intemporelles n’avait probablement pas la conscience tranquille – il accéderait plus tôt que prévu à la dignité de membre permanent du réseau. Peur, parce qu’une énergie maléfique, terrifiante, émanait de la silhouette statufiée à quelques pas de lui. Son index se crispa sur la détente de son arme.
Écrasant d’un énergique revers de manche les épaisses gouttes de sueur qui lui perlaient sur le front, il se demanda furtivement si les accélérateurs temporels, ces concentrés de gravité qui entraînaient un brutal vieillissement des cellules, avaient un effet quelconque sur les seigneurs des couloirs achroniques.
— Vous prétendez m’arrêter, monsieur l’officier ?
La voix posée d’A-aar s’enfonça comme une lame de glace dans la poitrine de son interlocuteur.
— La loi est la même pour tous, seigneur Séza…
Bien qu’il fût doté de bons réflexes, la suite des événements se déroula un peu trop rapidement pour l’officier. Il perçut un vague mouvement devant lui… quelque chose comme un tourbillon. Il pressa la détente de l’accélérateur, mais les rayons noirs vomis par la bouche du canon ne frappèrent que les marches basses sur lesquelles ils abandonnèrent des flaques visqueuses et sombres.
Il n’eut pas le loisir de réajuster son tir. Des doigts aussi durs et coupants que des pinces lui comprimèrent la gorge, des objets tranchants se plantèrent dans son cou… des dents peut-être. Une douleur fulgurante lui paralysa l’épaule droite, un voile rouge lui tomba sur les yeux. Il se dit que c’était stupide de mourir au seuil de l’éternité promise et tenta, dans un ultime sursaut, de se dégager de l’emprise de son adversaire, mais ses muscles ne lui obéissaient plus. L’accélérateur lui échappa des mains.
La bouche inondée d’une substance tiède, A-aar releva brusquement la tête et arracha la moitié du cou de l’officier qui s’affaissa silencieusement. La saveur doucereuse du sang lui procurait d’indéfinissables sensations. L’espace de quelques secondes, il flotta dans un état second, entre plaisir et répulsion, et fut tenté de s’abreuver jusqu’à plus soif à la source pourpre qui jaillissait de la gorge béante de sa victime. Mais il se rappela qu’il était en mission, que l’avènement des siens dépendait en grande partie de lui. Si on venait à le surprendre devant le cadavre ensanglanté d’un officier – et même si ce dernier était membre d’un sous-peuple –, on l’enfermerait dans une salle à forte gravité et, le temps de l’enquête, on abolirait ses privilèges de Sézamon.
Il releva le corps inerte, le traîna jusqu’au bord du parvis et le fit basculer par-dessus la rambarde. Avant même d’atteindre les vagues d’énergie, la peau de l’officier se parchemina, ses organes se rétractèrent, tombèrent en poussière, et c’est à l’état de squelette qu’il fut englouti par la mer du Temps.
A-aar recracha le morceau de chair qu’il avait gardé entre les dents, puis essuya succinctement, à l’aide d’un pan de sa cape, les flaques de sang qui maculaient les dalles. Il récupéra l’accélérateur temporel et le glissa dans une poche de sa combinaison : cette arme inspirait une telle terreur aux créatures des sous-peuples – la hantise du vieillissement – qu’elle pourrait lui être de la plus grande utilité. Il avait usé et abusé de la promesse de crédits de vie pour recruter et motiver ses partisans, il aurait probablement besoin d’agiter la menace pour maintenir la cohérence et la discipline au sein de ses troupes.
Il embrassa d’un ultime regard les ruelles suspendues, les passerelles, les escaliers, les terrasses, les jardins aux somptueuses couleurs, les murs aveugles et blancs, les dômes auréolés de la lumière dorée de Zos. Il aperçut à l’horizon la voile carrée d’une barge flottante dont l’étrave fendait les vagues noires et moutonnantes de la mer du Temps. Il entrevit les silhouettes immobiles des fluviales et de leurs passagers, un groupe de sondeurs qui revenait d’une expédition. Ils étaient encore trop loin pour l’avoir repéré, mais il lui fallait rapidement se mettre à l’abri des regards indiscrets. Il gravit quatre à quatre les larges marches de l’escalier du bâtiment des archives intemporelles.
Des images furtives et des sons confus s’élevaient des innombrables fosses mineures. A-aar se faufila entre les piliers de soutènement. Il n’avait rencontré aucune difficulté à forcer la porte principale du bâtiment : l’employé du nettoyage qu’il avait soudoyé s’était emparé du code d’ouverture dans le cerveau d’un mémoriant, l’un de ces petits animaux dont se servaient les administrateurs du réseau pour sauvegarder les données secrètes d’Olymbos.
Comme A-aar l’avait prévu, l’immense salle était déserte. Après avoir consulté les archives intemporelles, les Chronodes s’étaient retirés dans les satellites d’expédition pour donner leurs instructions aux Sézamons. Seuls les maîtres d’Olymbos avaient accès aux archives. Brassées par la mer du Temps, elles dévoilaient les futurs envisageables, probables ou certains, des humanités dispersées, en se basant sur les critères historiques, passés et présents. Les Chronodes tentaient alors d’infléchir ou de précipiter le cours des événements, mettaient tout en œuvre pour que les populations des mondes matériels négocient au mieux les étapes de leur développement. Les seigneurs Sézamons, les voyageurs du réseau, utilisaient les couloirs achroniques pour se manifester dans les bassins du Temps et, exploitant l’effroi ou la ferveur que suscitait leur miraculeuse apparition, guidaient les humains dans les méandres de leur évolution.
A-aar, Sézamon du cinquième échelon du nom officiel d’Ar Marcall, avait lui-même été expédié à plusieurs reprises sur un monde primitif du nom d’El Nuir, un monde composé de trois planètes dont il avait été chargé de brusquer la transformation. Les Elnuiriens l’avaient pris pour un dieu et avaient érigé un culte sur son nom, conformément aux prescriptions des Chronodes. Son intervention avait entraîné des guerres de religion, des schismes, des massacres, des tortures, toutes choses qu’en d’autres circonstances il aurait encouragées, mais qu’en l’occurrence il avait désapprouvées pour ne pas éveiller les soupçons des Chronodes.
Et, tandis qu’El Nuir était passée de l’âge du fer à l’âge de l’énergie magnétique, il avait tranquillement apprêté son dispositif. Sa contribution à l’évolution des humanités – un comble ! – avait décuplé sa haine et sa détermination. Il avait certes aidé quelques milliers de créatures primitives à développer leur potentiel cérébral, mais la partie qui se livrait dans les couloirs d’Olymbos proposait un enjeu d’une tout autre importance : l’avènement de sa propre race, et la mort ou l’asservissement de milliards et de milliards d’êtres humains.
Il s’immobilisa devant la margelle d’une fosse mineure, observa les images en trois dimensions qui se dressaient, s’évanouissaient ou se superposaient sur une hauteur de cinq mètres en jetant des lueurs fugitives sur les piliers. Des images de guerre, de désolation… Une orgueilleuse cité de métal s’effondrait sous les assauts de véhicules blindés… Un tyran était poignardé dans son lit par sa maîtresse échevelée et nue… Des soldats ivres violaient des femmes ou des fillettes sur les trottoirs… Des enfants au ventre distendu mouraient de faim et de soif au beau milieu d’une nuée de mouches…
Visions de fureur et de sang…
Pendant quelques secondes, A-aar craignit que son intrusion dans le bâtiment n’eût une quelconque influence sur les futurs potentiels, mais il se souvint que les archives ne concernaient que les humanités dispersées. Le réseau-Temps n’avait pas la capacité d’entrevoir son propre avenir, et d’ailleurs il n’avait pas d’avenir puisqu’il échappait aux lois de la chronologie.
Se rappelant les informations pillées dans le cerveau du mémoriant, A-aar s’approcha de la fosse majeure. Si l’activité des fosses mineures se limitait à des mondes précis, systèmes solaires ou galaxies, la fosse majeure, gigantesque excavation circulaire située au centre de la salle, offrait quant à elle une perspective globale du futur des humanités des étoiles. C’était celle-là qui intéressait A-aar : elle lui fournirait peut-être la confirmation dont il avait besoin.
Il eut la brusque impression de se trouver devant un gigantesque incendie. D’immenses flammes vives et changeantes éclaboussaient les piliers environnants et les clefs de la voûte. Il aperçut, dans un halo de lumière, des millions de cadavres dans les ruines de villes incendiées… Il entendit les hurlements déchirants d’hommes et de femmes qu’on égorgeait, qu’on dépeçait, qu’on crucifiait… Des formes noires se penchaient sur les agonisants et aspiraient leur âme… D’interminables colonnes de prisonniers se dirigeaient vers les camps de transfert où était récupérée leur énergie vitale… Les cadavres étaient ensuite jetés dans l’eau empourprée des fleuves et des rivières… L’herbe des prairies se revêtait d’une hideuse couleur brune, les arbres se desséchaient, tombaient en poussière…
Puis A-aar vit apparaître une fillette auréolée de lumière blanche. Bien qu’elle fût, selon l’échelle chronologique, âgée de moins de sept ans, il lui suffisait d’avancer sur un champ de cadavres pour que les formes noires reculent, pour que les morts ressuscitent. Et l’eau des fleuves recouvrait sa limpidité initiale, les villes s’habillaient de cristal, les prairies reverdissaient, les arbres se paraient de pourpre et d’or…
Une nouvelle flambée de haine embrasa A-aar. Il n’avait nul besoin d’être Chronode pour décrypter la symbolique de ces images. C’était la première fois qu’il voyait cette fillette, mais il avait instantanément reconnu en elle l’ennemi, la créature sur laquelle reposaient les espoirs des populations humaines. Tant qu’elle hanterait l’avenir, elle représenterait une menace pour A-aar et les siens, et il s’était introduit dans le réseau pour l’empêcher de naître, pour effacer définitivement la probabilité de son existence.
La fillette disparut et il y eut d’autres images de destruction, de souffrance. Puis surgit un homme brun et bouclé, debout sur un ponton, vêtu d’une combinaison blanche… À ses pieds coulait un fleuve de Temps…
Les archives semblaient épouser le cours des pensées d’A-aar, fournir des réponses aux questions qu’il n’avait même pas le temps de se poser. Il comprit que cet homme était son gibier. Il aperçut également une barge, les mémoriants couchés dans leur panier d’osier, les cinq fluviales de l’équipage… Elles remontaient le cours tumultueux d’un affluent. Il identifia parmi elles la femme qu’il avait rencontrée dans une rue d’Olymbos et qui, contre promesse de crédits vitaux, avait accepté ses propositions. Elle avait réussi à faire partie de l’expédition chargée de convoyer l’humain jusqu’à la source du grand Fleuve-Temps. Elle paraissait légèrement plus vieille que lors de leur entrevue – l’effet du courant, sans doute. Il suffisait maintenant à A-aar d’emprunter une barge rapide et d’attendre l’expédition à son lieu de destination. Alors, comme si les archives intemporelles intégraient spontanément ces données, de nouvelles images s’élevèrent de la fosse majeure : des mondes sombres et froids, des mondes d’où la lumière se retirait… Des mondes régis par les siens.
— Avez-vous vu tout ce que vous souhaitiez voir, seigneur Sézamon ? fit une voix.
A-aar n’eut pas besoin de se retourner pour savoir à qui appartenait ce timbre grave et caverneux. Un Chronode était revenu plus tôt que prévu dans la salle des archives.
A-aar lança un regard par-dessus son épaule et distingua une masse indistincte qui progressait vers lui. Le Chronode flottait à un mètre au-dessus des dalles du carrelage. La nue lumineuse qui voilait son corps allongé ne laissait paraître que son énorme visage. De profondes crevasses sillonnaient son crâne glabre, son front et ses joues creuses. Ses yeux exorbités, diamantins, traversés d’éclats flamboyants, se posaient sans aménité sur l’intrus. Ses lèvres rainurées s’agitèrent mollement et sa voix grave domina de nouveau la rumeur sourde qui montait des fosses.
— Votre naïveté est confondante, seigneur Sézamon ! Vous aviez présumé que les archives intemporelles demeuraient sans surveillance, n’est-ce pas ?
A-aar ne répondit pas. Il n’avait jamais envisagé un affrontement direct avec un Chronode. Il se dit d’abord que sa mission était compromise, puis il chercha une solution à ce nouveau problème. Il existait probablement une manière de supprimer un maître du réseau-Temps.
— Me tuer, pourquoi pas ? dit le Chronode. Comme toute créature vivante, j’ai besoin d’énergie. Il vous suffit de découvrir la source de cette énergie.
La redoutable perspicacité de son interlocuteur entraîna une suspension provisoire de l’activité cérébrale d’A-aar. L’espace de quelques secondes, il demeura incapable de réagir, comme déconnecté. Ces brèves pertes de conscience, ces courts-circuits cérébraux, se produisaient parfois lorsqu’il était pris au dépourvu.
— Je suis Anataos, le Chronode de l’ombre, le gardien permanent et secret des archives intemporelles. Mon rôle, seigneur Sézamon, est de détecter les incidences des futurs humains sur le réseau.
— Je croyais que le réseau n’avait pas accès à son propre avenir, protesta machinalement A-aar, recouvrant l’usage de la parole.
Une ondulation parcourut l’enveloppe nébuleuse du Chronode. Un sourire ironique affleura ses lèvres.
— Il y a toujours une exception à la règle, seigneur Sézamon. Comme vous avez pu le constater, nous avons permis à un être humain de franchir une porte intemporelle.
A-aar ne prêtait qu’une attention distraite aux paroles de son vis-à-vis. Il cherchait le défaut de sa cuirasse, la source d’énergie qui le maintenait en vie.
— Cherchez, cherchez, murmura le Chronode d’un ton sarcastique.
Guère facile de surprendre un adversaire qui a l’avantage sur vous de lire dans vos pensées, d’anticiper la moindre de vos intentions. A-aar décida de changer de stratégie, de faire le vide jusqu’au moment où jaillirait la solution.
— Nous sommes parvenus au point où s’opère la jonction entre deux mondes, poursuivit le Chronode, placide. Et de cette rencontre dépend la survie de l’univers. Ce n’est pas seulement l’avenir des humanités dispersées qui est en cause, mais également celui d’Olymbos. Nous disputons une bataille décisive, seigneur Sézamon.
A-aar et les siens savaient tout cela depuis bien longtemps. Depuis, en fait, que le groupe d’éclaireurs s’était engouffré dans la déchirure de l’antespace et installé sur une petite planète de la Seizième Voie Galactica. Ils n’avaient pas la capacité de lire dans le futur mais ils avaient glissé des agents dans toutes les organisations humaines ou para-humaines susceptibles de servir leur dessein.
— Même si vous n’apparaissez pas directement dans les archives, quelque chose me dit que vous jouez un rôle essentiel dans cette bataille, reprit le Chronode. Depuis que vous êtes entré dans ces lieux, les futurs envisageables se sont modifiés de manière sensible…
Il s’abîma un instant dans la contemplation des scènes qui se succédaient au-dessus de la fosse majeure… L’homme debout sur un ponton… Une femme enfermée dans une pièce sombre… Une fillette auréolée de lumière blanche… Une barge de fluviales qui remontaient un fleuve… Une épée à l’incomparable éclat prisonnière d’une gangue de glace… Une forme noire capturait le mémoriant d’un enfant… Une nuit perpétuelle tombait sur l’univers…
Un voile se déchira dans l’esprit d’Anataos.
— Un… Garloup ! Vous êtes un Garloup ! s’exclama-t-il avec, dans la voix, quelque chose qui ressemblait à de l’effroi.
Effleuré par les lueurs changeantes de la fosse, son visage sembla se rétracter, se dissimuler dans la nue vaporeuse qui l’enveloppait. Il se recula de quelques mètres, comme soufflé par une rafale de vent. Il se mouvait aussi silencieusement qu’une ombre, et c’était la raison pour laquelle A-aar, malgré ses perceptions affinées, ne l’avait pas entendu entrer.
— Comment… comment êtes-vous parvenu à vous introduire dans le réseau ?
— Êtes-vous à ce point troublé, seigneur Chronode ? répondit A-aar. Vous devriez dénicher cette information dans un recoin de ma tête.
La réaction d’Anataos, une réaction de peur, avait ouvert une porte. A-aar entrevit une solution au problème que lui posait le gardien des archives intemporelles : tant qu’ils maîtrisaient la situation, les Chronodes n’offraient aucune prise, aucune faille, mais qu’un élément vînt à leur échapper, et ils montraient aussitôt des signes de faiblesse. Leur immortalité ne dépendait peut-être que de leur propre croyance en leur infaillibilité.
— Les bannis du réseau, murmura Anataos, qui s’adressait autant à lui-même qu’à son interlocuteur. Ils vous ont fourni tous les paramètres dont vous aviez besoin. Il vous a suffi de vous conformer aux particularités cérébrales des habitants d’Olymbos, de vous présenter devant un bassin du Temps, d’être remarqué par un Sézamon et d’être invité à franchir la porte intemporelle. Cela fait plus de dix années de l’univers matériel que nous réchauffons un serpent en notre sein. Je perçois maintenant l’ensemble de votre projet : lorsque Rohel Le Vioter sera revenu à l’état d’enfance, vous déroberez son mémoriant. Vous ferez ainsi d’une pierre deux coups : vous récupérerez le Mentral, la formule qui ouvre des trous noirs sur l’espace et dont il s’est emparé, et vous permettrez à l’ensemble des vôtres de passer sur les mondes matériels.
— Vous voyez, seigneur Chronode, lorsque vous vous en donnez la peine, persifla A-aar.
— Vous tuerez Rohel Le Vioter, interdisant son union avec la féelle Saphyr d’Antiter, empêchant la naissance de leur fille, éliminant le dernier obstacle à votre avènement.
— Arrivera ce qui doit arriver. Qui pourrait l’empêcher ?
— Moi ! cria le Chronode en volant de nouveau vers A-aar, le visage empreint d’une détermination farouche.
A-aar ricana.
— Comment vous y prendrez-vous pour me neutraliser ?
— Très simplement : en vous mettant hors d’état de nuire. Les vigiles de la sécurité vous boucleront dans une salle à forte gravité, d’où vous ne sortirez que pour être jeté dans la mer du Temps.
— J’ai pris mes précautions. Ceux qui se sont mis en travers de mon chemin ont été éliminés. La machine est lancée et rien ne pourra l’arrêter.
La tête d’Anataos s’approcha de celle d’A-aar, au point que ce dernier sentit sur sa peau les émulsions volatiles et chaudes de l’enveloppe gazeuse du Chronode.
— La corruption, une arme redoutable, d’une efficacité rare, y compris sur Olymbos ! dit encore A-aar. Il n’est pas très difficile de retourner votre système – basé sur les crédits d’immortalité – contre vous.
Les yeux d’Anataos s’agrandirent de stupeur, déformant un visage déjà contrefait, boursouflé, trois ou quatre fois plus volumineux que celui d’un Sézamon.
— Combien de membres du réseau avez-vous pervertis ? Combien en avez-vous tués ?
— À vous de le déterminer, seigneur Chronode !
A-aar remarqua que la luminosité de l’enveloppe nébuleuse d’Anataos avait baissé d’intensité. La porte s’ouvrait franchement, désormais. Il avait découvert la source d’énergie des maîtres du réseau-Temps. Elle n’était pas extérieure à eux, mais naissait et coulait en eux. Ils se nourrissaient de leur propre sentiment d’importance, n’existaient que parce qu’ils se croyaient indispensables. Anciens humains, ils n’avaient plus de réalité matérielle comme ceux dont ils étaient censés préserver l’avenir.
— Prévenir les autres, gémit Anataos. Éviter que le venin du serpent se répande dans l’ensemble du réseau. Pourquoi n’avons-nous rien deviné ?
— Les autres se sont retirés dans les satellites d’expédition et sont pour l’instant injoignables ! Il n’y a que vous et moi. Vous, le Chronode, et moi, le Garloup, vous, le maître du Temps, et moi, la créature de l’antespace. Vous n’avez rien vu, rien entendu, aucune de vos armes n’est capable de me neutraliser. Votre règne s’achève, seigneur Anataos.
À chacune des paroles d’A-aar, le Chronode semblait perdre un peu plus de sa consistance, comme une fumée dispersée par le vent. Lui, le gardien permanent des archives, le pilier caché sur lequel s’appuyait toute l’organisation, n’était pas parvenu à détecter la présence d’un traître dans le réseau-Temps. Il acceptait la supériorité des Garloups, ces êtres mystérieux venus d’un insondable au-delà, il capitulait sans combattre. Son sentiment d’invincibilité le quittait et, avec lui, l’envie de se maintenir en vie.
— Qui… qui êtes-vous ? bredouilla-t-il avant de s’effondrer lourdement sur les dalles.
— Les enfants reniés et maudits des hommes, répondit A-aar. Nous venons seulement occuper la place qui nous revient de droit.
Anataos n’était plus qu’une masse grise et informe affalée sur le sol. Ses traits s’estompaient, se diluaient dans une brume de plus en plus diaphane. Un froid intense le saisissait, le dépeçait.
— Pourquoi ? Pourquoi ?
A-aar l’acheva de cette phrase à la fois simple et terrible.
— Vous êtes devenu inutile, seigneur Chronode.
Et, tandis qu’Anataos s’effaçait lentement de la vie, des images de destruction, d’horreur, s’élevèrent de la fosse majeure. La petite fille vêtue de lumière, l’homme debout sur le ponton et la femme enfermée dans le cachot furent peu à peu engloutis par une vague de ténèbres.
— Voyez, seigneur Chronode, ajouta A-aar. Les archives intemporelles ont donné leur réponse.